À 90 ans, René Depestre revient sur les débuts de la dictature de Duvalier en Haïti. Largement autobiographique, Popa Singer est aussi un hommage subtilement baroque à la mère. À l'amour sans conditions. Qualifié de « rhizomatique », cet esprit se distingue de ceux qui peuplent les œuvres précédentes de René Depestre. Par son origine, notamment. ![]() Après Jacques Roumain (1907-1944) et Jacques Stephen Alexis (1922-1961), René Depestre fut un des grands romanciers haïtiens de l'amour. Du « match amoureux »[1] précisément, pour reprendre le terme employé par Florence Alexis dans sa préface à L'Espace d'un cillement (1983) intitulée « Lettre à Jacques Soleil ». Dans le sillage de ces deux pères de la littérature haïtienne, René Depestre fait depuis Le mât de cocagne (1979) l'éloge de la « femme-jardin », figure à l'érotisme galvanisant, soutien précieux dans les luttes politiques masculines et réenchanteuse d'un quotidien de violence et de « zombification ». Avec son baroque et son surréalisme très personnels, il aborde la « géométrie énigmatique, le défi éternel et la solution hypothétique de l'amour de l'homme et de la femme dans un univers, la Caraïbe, où ces relations sont souvent portées à la caricature absolue »[2]. Sans renoncer au traitement des rapports homme-femme, René Depestre dit pour la première fois dans Popa Singer l'échec de cet amour envers et contre tout. Sa faillite face à la dictature. La mesure du vaudou Si tous les romans de René Depestre ont un ancrage autobiographique, Popa Singer est de loin son texte le plus explicitement personnel. Après un « Prélude » à la manière épique et riche en créolismes, où un narrateur à la première personne trace à grands traits son parcours de « graine de cheval emballé à vie » aux passions situées « quelque part en aval de l'aventure des Nègres marrons », une prose discrètement métissée décrit le retour au pays natal du poète Richard Denizan, double plus que probable de l'auteur. Ou plutôt, la reconstitution de ce retour par un personnage d'aujourd'hui à la mémoire lacunaire, amateur de vaudou et d'histoires surréalistes. Popa Singer est un roman rétrospectif, où René Depestre se met en scène en train de regarder son engagement passé – opposant régime du dictateur Lescot, il a été contraint à l'exil par le comité militaire qui a pris le pouvoir – tout en faisant intervenir entre deux souvenirs douloureux quelque phénomène surnaturel. Mais de façon beaucoup plus mesurée que dans ses romans antérieurs. Dans Hadriana dans tous mes rêves surtout, où le décès du personnage éponyme donne lieu à une agitation carnavalesque en même temps qu'à la passion du narrateur pour la morte. Le vaudou et autres « haïtienneries » de Popa Singer se limitent à un seul loa – « esprit mythique, bon ou mauvais génie des lieux, auquel le culte vaudou attribue un rôle fondamental dans l'idiosyncrasie et dans l'équipée historique des Haïtiens », indique l'auteur en note de bas de page : celui qui « chevauche » régulièrement Diana Fontoriol alias Popa Singer, la mère de Richard Denizan. Utopie maternelle Qualifié de « rhizomatique », cet esprit se distingue de ceux qui peuplent les œuvres précédentes de René Depestre. Par son origine, notamment. Loa du poète autrichien Hugo von Hofmannsthal installé dans la machine à coudre de Diana Fontoriol, cet esprit plein de bienveillance et de bons conseils pour son « cheval » haïtien porte un réalisme magique métissé. Chose rare dans les littératures haïtiennes et caribéennes, qui malgré une grande culture du tout-monde prêtent assez peu leurs créatures fantastiques à l'Autre. À l'Occidental qui, dans Popa Singer, est pleinement haïtiannisé. Du début de la dictature de Duvalier en 1958, moment du retour de Richard Denizan après des années d'exil, au présent de la narration, ce loa bi-culturel est une lueur d'espoir dans un futur meilleur. Moins violent. Plus fraternel. Cette lueur est néanmoins assez faible. Moins baroque que Le mât de cocagne (1979) et situé plus tard durant la même dictature, Popa Singer a l'amertume de l'horreur qui dure et se réinvente sans cesse. Sans doute le caractère très autobiographique de ce dernier roman est-il pour beaucoup dans le sérieux relatif du récit. Si les rencontres entre Papa Doc – surnom de Duvalier, ses sbires et le poète donnent lieu à quelques dialogues truculents, la radicalisation du « Front national vaudou du salut » est décrite de manière précise. Factuelle. Derrière des noms à peine transformés, on reconnaît sans peine tous les hommes de la dictature. Son mécanisme d'intolérance. Seule la figure maternelle tire la fiction hors du réel. Par son loa autrichien, mais aussi par l'utopie politique qu'elle formule à plusieurs reprises, le « singérisme démocratique à la Popa ». Un gouvernement idéal, dont « les citoyens, avant tout d'esprit partisan, se sentiraient à la folie les frères d'un même panhumanisme ». Où « le seul fait d'exister les émerveillerait jusqu'à l'extase ». Rêve auquel le narrateur oppose un engagement communiste concret. Tout comme l'auteur ainsi que Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis, qui participèrent à la fondation du Parti communiste haïtien. D'un amour à l'autre Le communisme de Popa Singer est toutefois loin d'être une panacée. On est loin de Gouverneur de la rosée (1944), où Jacques Roumain peignait à travers l'histoire de l'agriculteur Manuel un communisme victorieux bien que tragique. Sans renoncer à son parti, Richard Denizan finit en effet par quitter Haïti. Pour, « avec un peu de chance », dit le loa maternel, devenir « un Cubain de plus dans la révolution castrofidéliste ». Dans ce contexte d'utopie en déroute, l'amour bat aussi de l'aile. Intimement lié à la politique dans les premiers temps de la littérature haïtienne, le sentiment amoureux est dans Popa Singer victime de l'écroulement des idéaux. Dito Sorel, l'épouse juive du narrateur, quitte ce dernier pour rejoindre Israël. Définitivement. L'érotisme, qui dans Hadrianna dans tous mes rêves triomphait de la mort, déserte le récit et laisse les protagonistes se débattre dans une grande sécheresse affective. Popa Singer et son loa bi-culturel remplacent les « femmes-jardins » aux vertus vivifiantes. L'amour passionnel s'éclipse face à un sentiment plus inconditionnel mais davantage tourné vers le passé que vers l'avenir. René Depestre ne se détourne pas plus de l'amour que de son baroque surnaturel : il le met au diapason d'un présent héritier des désillusions d'hier. Anaïs Heluin Tous droits réservés - EAY [1] Notion que je développe dans Littérature et désir dans le monde afro-caribéen. Un match amoureux, Acoria, 2014. [2] Jacques Stephen Alexis, L'Espace d'un cillement, Gallimard, 1983, p.XVIII. |
MaÏte Bella ElessaAfropolitaine, née en 1990, j'écris sur Yaoundé pas forcément à Yaoundé. Les idées défendues n'engagent que Maité : dans "la vraie vie", j'ai une autre identité. Liberté, j'écris mon nom...comme il me plaît ! Anaïs Heluincritique littéraire et essayiste, je m'intéresse aux cultures afrocaribéennes et je collabore avec de nombreux titres français et internationaux (Politis, etc.) Nacrita Lep BibomNovelliste parisienne d'origine camerounaise, je veux préciser deux choses. 1- Un habitant de Paris est un Parisien. 2 - Etre d'origine camerounaise ne veut pas dire que j'ai cessé d'être camerounaise. Stéphanie DongmoJournaliste, blogueuse culture et critique de cinéma. Parle-t-on d'arts et de culture ? C'est que je suis dans les parages. Charles GueboguoEssayiste et critique littéraire, je vis aux US et suis connu surtout pour mes travaux sur l'homosexualité en Afrique. Amandine GlévarecJe suis une blogueuse française, libraire chez Payot en Suisse, gentiment invitée par EAY à parler de mes coups de coeur littéraires, ceux des diasporas africaines. Eric Essono TsimiC'est par l'une des portes d'entrée des esclaves emmenés d'Afrique que je suis arrivé aux US : Virginia, tout est pardonné ! C'est à partir de là que je me redéploie en Amérique, en France, en Suisse et bien sûr en Afrique #AfricaIsNotACountry Archives
Août 2016
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